La naissance de l’Amérique Monde

En dépit de sa puissance, manifeste dès le début de XX siècle, l’Amérique restait très provinciale. Refusant de se laisser imposer les mœurs et les querelles des vieux Etats européens perçus comme décadents, elle se satisfaisait de la rude culture des pionniers. Pieuse et vorace à la fois, elle construisait son utopie à l’écart des événements de la planète. Il y avait tellement d’espaces à conquérir, de besoins nouveaux à satisfaire, que l’étranger n’était qu’un lieu d’où l’on émigrait. Ou un marché d’appoint pour la production agricole.

Les Etats – Unis se plaisaient ainsi à vivre telle une île lointaine et inexpugnable. En matière de sécurité nationale, on était isolationniste. Quant à l’économie, il s’agissait surtout de protéger l’industrie naissante par de robustes tarifs douaniers. Certes, la Première Guerre mondiale avait entrouvert la porte du monde aux Etats – Unis. Et la volonté rooseveltienne de promouvoir le libre – échange avait contraint les industriels à commencer à penser à l’univers extérieur. Mais l’ancienne méfiance envers une planète peuplée de barbares, prêts à piéger l’Amérique dans les rets de leurs passions destructrices, restait vivace.
La guerre et la victoire en Europe et dans le Pacifique auront pourtant raison de cette prudente réticence. L’Amérique dorénavant sera irrémédiablement impliquée dans les affaires du globe : elle était devenue, nolens volens, le leader du « monde libre » face à l’empire soviétique.
En 1946, le président Harry S. Truman se demandait s’il allait pouvoir résister à une démobilisation immédiate des troupes. Il n’avait pas tort : la clameur pour ramener les boys à la maison était si assourdissante qu’en 1950 il ne restait plus que 600 000 hommes sur les 7.2 millions que comptait l’armée américaine à la fin du conflit. « Un déroute », se lamentait le secrétaire d’Etat américain, le général George Marshall. Le blocus de Berlin par l’Armée rouge en 1948 et la guerre de Corée en 1950 mirent fin à ce renouveau des sentiments isolationnistes.

Le métier de leader mondial de l’Amérique Monde

La Maison Blanche s’est donc retrouvée avec la charge de définir et d’organiser les plans de défense de l’ « Occident ». Or la politique d’ « endiguement » (containment), adoptée dès le début de la guerre froide, supposait un long siège de l’URSS… jusqu'à ce qu’elle s’écroule d’elle – même. Washington se condamnait ainsi à gérer pendant une période indéterminée un vaste réseau d’alliances politiques et économiques, ainsi que les formidables déploiements de troupes nécessaires à la tâche.
Dès 1947, la présidence américaine disposera de deux nouveaux instruments spécialisés dans la gestion de ses intérêts mondiaux : un service de renseignement chargé de l’espionnage, du contre – espionnage et de l’analyse de la  réalité internationale attaché directement au Bureau ovale et responsable du suivi de (la Central Intelligence Agency) et le Conseil national de sécurité (NSC), attaché directement au Bureau ovale et responsable du suivi de l’actualité au jour le jour. En 1949, le Congrès donne son accord pour la création du premier département de la Défense intégré de l’histoire des Etats-Unis (le « Pentagone », en référence à la forme de l’immeuble occupé par les responsables militaires pendant la guerre). Celui – ci se transformera rapidement en une organisation tentaculaire, administrant ses propres services de renseignement, et ses bases réparties sur toute la planète.
En matière d’économie internationale, le président bénéficie dés 1946, d’un Conseil économique . Celui – ci est chargé d’évaluer non seulement l’état de l’économie nationale, mais aussi les problèmes posés par la grand réseau d’organismes multilatéraux mis en place par les Etats-Unis : le fonds monétaire international et la Banque mondiale, le plan Marshall et l’Organisation européenne de coopération économique, l’Accord général sur le commerce et les tarifs douaniers. L’administration américaine avait un autre fardeau : ses responsabilités au sein de l’Organisation des nations unis établie en 1945 à New York . Un fardeau considérablement alourdi par les alliances politico – militaires régionales telles l’Organisation des Etats américaines, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, le Pacte du Pacifique ou le Pacte de l’Asie du Sud-Est.
Le saut était brutal pour un pays jusque-là replié sur lui même et ne disposant que d’un nombre relativement réduit de cadres qualifiés dans les affaires internationales. Il fallait remplir d’urgence tous les nouveaux postes créés aux Etats-Unis et à l’étranger-110 nouvelles représentations diplomatiques sont ouvertes entre 1950 et 1990. Les départements internationaux  des universités s’étoffent et on accélère la formation de spécialistes . A Washington , les centres de recherche indépendants sur des problèmes de sécurité ou de politique étrangère prolifèrent. L’Exécutif n’est pas seul à faire appel à une nouvelle génération de fonctionnaires dont l’horizon n’est plus uniquement l’Amérique. Le Congrès , lui aussi , doit s’adapter à ce nouveau leadership mondial : les sénateurs et représentants , en particulier ceux qui siègent dans les commissions des affaires étrangères , des forces armées ou du commerce, sont contraints de s’entourer de conseillers, chaque jour plus nombreux , spécialistes des problèmes internationaux.
La presse, à son tour, est obligée de tenir compte de l’extension de l’influence américaine dans le monde. Il est vrai qu’aujourd’hui encore, la plupart des médias aux Etats-Unis ne s’occupent pratiquement pas des événements qui se produisent hors des frontières du pays . Mais depuis les années cinquante, les quelques grands journaux et hebdomadaires de qualité ont considérablement accru leur « couverture » de l’étranger. La création au début des années quatre-vingt de la chaîne de télévision CNN, spécialisée dans les informations en direct du monde entier, met l’actualité de la planète à la portée immédiate de l’Amérique.
Le Pentagone , quant à lui, est l’un des principaux canaux dont disposent les responsables américaines pour acquérir une expérience internationale. La rotation des officiers entre les différents postes, au pays et à l’étranger , oblige à un important travail de préparation : les militaires , bien que vivant souvent en vase clos, avec leurs propres magasins et centres de divertissement, sont tenus de se familiariser avec la culture et les mœurs de la région où ils servent .Les « manuels de terrain » des forces armées américaines sont connus pour leur précision, leur amour du détail sociologique et, parfois …leur maladresse. Au cours de leur carrière, les officiers ne deviennent pas forcément des cosmopolites convaincus ,mais bon gré mal gré, ils se frottent aux cultures de la planète, comme d’ailleurs les simples soldats Cet apprentissage sur le terrain à l’office de leader international a même été étendu  aux civils avec la création du  Peace Corps par le président Kennedy en 1961. Combien d’anciens jeunes volontaires de cette d’aide au développement ne se sont- ils pas retrouvés à des postes de responsabilité dès les années soixante-dix ?.
Cette évolution vers une conception plus « internationaliste » des intérêts américaines ne pouvait rester cantonnée à la seule élite politico- militaire. Les marchés mondiaux, s’ouvraient sous la pression de la Maison Blanche , constituaient une nouvelle frontière beaucoup trop prometteuse pour que les bousinessmen les dédaignent. En 1960, les exportations américaines de biens, services et revenus ne représentaient que 5,9% du P.N.B. américain . Mais la libéralisation des échanges commerciaux a eu pour effet d’accélérer l’intégration de l’économie américaine au reste du monde…et viceversa. En 1991, les exportations atteignaient 12,4% du P.N.B .et apparaissaient comme le secteur le plus dynamique du pays. Simultanément, le poids des importations passait lui aussi de 4,6% en 1960 à 12,4% en 1991.
Une telle explosion du commerce international devait avoir un impact profond sur les entreprises américaines. En effet , il ne s’agissait pas uniquement de savoir administrer les achats et les ventes à l’étranger . Il fallait aussi , au fur et à mesure de la mondialisation de la économie , maîtriser une politique d’investissements hors du territoire national, la gestion des changes , les circuits boursiers, les instruments internationaux de mobilisation des capitaux…
L’interdépendance économique entre l’Amérique et le monde a rapidement rendu caduque une vision purement nationale. Au début du gouvernement Carter en 1977, les actifs accumulés des Etats-Unis à l’étranger  s’élevaient à 519 milliards de dollars .Apres les dix années  de pouvoir républicain, ils atteignaient 1960 milliards. Inversement, les actifs étrangers aux Etats-Unis passaient au cours de cette période de 328 milliards à 2321milliards (une somme équivalente à la moitié du P.N.B. américaine estimé à 5671 milliards de dollars courants en 1991).

Washington, capitale de la planète de l’Amérique Monde.

L’internationalisation des Etats-Unis s’effectue ainsi à une vitesse vertigineuse. Le maître d’œuvre de ce bouleversement historique a été l’administration de Ronald Reagan .Une bonne partie de ses principaux responsables provenait d’ailleurs des milieux d’affaires ayant des intérêts transnationaux – une grande maison de change de Wall Street comme Merrill Lynch ou une compagnie d’ingénierie multinationale comme Bechtel.
Cette révolution économique, il est vrai, a été achetée à crédit. Au début du mandat présidentiel reaganien, en 1981, l’Amérique était le plus grande créancier de la planète. En 1989, quand « Ronnie » quitte le pouvoir, elle en était devenue le principal débiteur. En huit ans , Ronald Reagan a fait cadeau à ses citoyens d’un boom en bonne partie financé par le reste du monde : la somme des dettes intérieures et extérieures américaines passe de 26,3% à  42,9% du P.N.B. Mais soyons justes : ce pourcentage, qui diminue lentement depuis 1990, est bien inférieure à ceux enregistrés pendant les administrations Roosevelt, Truman, Eisenhower et Kennedy.
Il est curieux cependant de constater le peu d’intérêt- sauf verbal- traditionnellement manifesté par la Maison Blanche et le Congrès pour le trou dans les caisses de l’Etat . Il ne s’agit pas seulement , comme on le prétend souvent à l’étranger, de simple irresponsabilité politique, même si le Législatif à Washington est connu pour son allergie aux coupes budgétaires et aux hausses d’impôts. En réalité , les Etats-Unis , au moins jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, savaient pertinemment que le reste du monde était beaucoup très dépendant de leur puissance  économique pour ne pas continuer à financer leur croissance. Quel endroit plus sûr pour placer ses capitaux quand trop d’incertitudes et de risques pèsent encore sur l’Europe ou l’Asie-Pacifique ?.
L’Amérique a ainsi profité d’un flux ininterrompu de crédits et d’investissements privés étrangers. Elle bénéficie, en outre , d’un privilège unique : celui de pouvoir s’endetter dans sa propre devise . Le dollar étant la principale monnaie de réserve du monde, les Etats-Unis peuvent espérer vivre à crédit longtemps encore. Ils ne sont pas prêts d’être déclarés en faillite par qui que soit. La dette dans ces conditions paraît davantage une manifestation de force que de faiblesse. N’oublions pas que les grands emprunts de l’ère Reagan, contractés en dollars forts, sont remboursés dans les années quatre-vingt-dix avec un billet vert valant deux fois moins. Les épargnants japonais, friands des obligations d’Etat américaines, se demandent encore où est la bonne affaire !.
Les Etats-Unis étant situés au centre du système financier international, le monde entier devient de  facto  territoire national américaine, au moins s’agissant de  la gestion des  emprunts financiers. La confiance des investisseurs a cependant des limites. Un déficit qui échapperait à tout contrôle susciterait des inquiétudes quant aux possibilités de l’Etat américaine d’honorer ses dettes. Mais surtout , la ponction impériale ne doit jamais dépasser un seuil susceptible de conduire à la ruine des provinces. Le problème n’est pas sans rappeler une autre manifestation de puissance, la dissuasion nucléaire : celle-ci n’est crédible que si les protagonistes prouvent  en permanence  qu’ils contrôlent l’inévitable course aux armements atomiques. De même qu’on ne « désinventera »pas la Bombe, on ne fera pas disparaître la dette américaine. Mais avec un déficit fédéral  en hausse constante, et qui atteinte 332 millions de dollars en 1992, la Maison Blanche et le Congrès sont contraints de démontrer au minimum leur capacité à maîtriser les processus de décision budgétaire. Un défi, nous le verrons , relevé par le président Clinton.
En attendant , la mondialisation de l’espace américain se reflète déjà sur la politique intérieure. Les délibérations au Congrès , les décisions de la Maison Blanche ou de la Cour Suprême , les nouvelles lois ont toutes une incidence directe , et de plus en plus importante , sur le reste de la planète. Les décisions monétaires ou financières de le Réserve fédérale ou les réglementations commerciales peuvent affecter directement la marge de manœuvre d’Etats aussi puissants que l’Allemagne et le Japon . Il y a là , pour un grand nombre d’industries étrangères , la différence entre le succès et la faillite. On comprend dès lors que les intérêts extérieures les plus divers commencent à s’impliquer dans le processus politique américaine.
Deux canaux privilégiés permettent d’avoir quelque influence à Washington : les fameux « lobbies » (groupes d’intérêts constitués et officiellement enregistrés auprès des autorités) et les Comités d’action politique (P.A.C.) autorisant le financement légal des campagnes électorales. La très grande majorité de ses groupes de pression défend , bien entendu, des intérêts strictement sectoriels américaines. Mais depuis quelques années, tous les pays du monde s’y sont mis également . En 1991,112 pays étrangers s’étaient déjà attaché les services d’un lobbyist  attitré et parfois deux : l’un représentent le gouvernement , l’outre …son ambassade. Sans compter ceux qui agissent au nom d’entreprises ou d’associations de producteurs étrangers . Ainsi , en 1992 , 850 groupes d’intérêts non américaines – y inclus gouvernements, ambassades et ministères – avaient pignon  sur rue dans la capitale des Etats-Unis . Parmi les plus actifs : Japon (145 groupes) , Canada (62) , Grande Bretagne (60), Allemagne (45), Corée du Sud (37), France (32), Brésil (26).
Le total des contributions étrangères aux campagnes électorales américaines est difficile à chiffrer précisément. Leur impact , bien que marginal par rapport aux sommes gigantesques fournies par les P.A.C « nationaux » , est néanmoins assez important pour que le problème ait suscité une polémique au cours de la campagne présidentielle  de 1992 . Lors  des  élections  législatives de 1985-1986, les entreprises étrangères installées aux Etats-Unis avaient apporté officiellement quelque 2,2 millions de dollars à divers candidats , républicains et démocrates (une somme représentant prés de 4,7% et 3,8% du total).Bill Clinton , on l’a vu , a d’ailleurs mis en vigueur un code de conduite « éthique » pour ses principaux collaborateurs : lors qu’ils quitteront leurs fonctions au gouvernement , ils devront renoncer pour la vie à représenter des intérêts étrangers .Jusqu’ici , cette interdiction valait pour une année seulement.
Les Etats-Unis abordent donc la dernière décennie du siècle en ayant subi une extraordinaire métamorphose. En une quarantaine d’années , l’imbrication de leur vie économique et politique dans celle de la planète est telle qu’ils nous faut concevoir dorénavant un grand ensemble : l’  « Amérique-monde ».Le 3 novembre 1992, jour où les Américaines ont élu leur quarante-deuxième président , a fourni le meilleur exemple de cette nouvelle réalité. Partout dans le monde, des heures durant , les chaînes de télévision ont diffusé en direct le dépouillement du vote , avec force commentaires et reportages. Comme si chacun avait conscience de suivre une élection « intérieure » , un événement capital pour l’avenir de sa propre nation , voire même de sa propre famille. Une sorte de suffrage censitaire mondial ouvert exclusivement aux personnes ayant acquis la citoyenneté américaine et , indirectement, aux groupes de pression  étrangers assez riches pour y exercer une influence.
Mais si toute la planète est impliquée dans le destin des Etats-Unis , ces derniers  ne peuvent ignorer le reste du globe. Leurs intérêts – politiques, économiques, culturels – sont si étendus que la différence entre politique « nationale » et « internationale » est de plus en plus ténue . Les élites au pouvoir à Washington doivent chaque jour davantage arbitrer entre des choix  strictement nationaux et la prise en compte d’engagements plus vastes. L’accord de libre –échange  NAFTA en est l’exemple type : certains Etats du Middle-West seront contraints à des sacrifices sur l’emploi et les investissements , au nom d’un nouveau dynamisme économique relancé par la création d’un grand marché nord-américain.


 La naissance de l’Amérique Monde



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