L’économie de la défense : instabilité planétaires
L’économie de la défense reflète les considérations sécuritaires de chaque Etat et reste un instrument privilégié au service de sa diplomatie pour la réalisation de sa stratégie globale sur la scène internationale.
LES ENJEUX SECURITAIRES ET DE DEFENSE
La fin de la guerre froide a joué un rôle et a modifié le climat international dans lequel la politique étrangère, de sécurité et de défense est élaborée et conduite.
L’industrie de défense est une économie de souveraineté dont les marchés et les règles de fonctionnement revêtent des caractéristiques particulières :
- un seul acheteur par pays : l’Etat ;
- des réglementations sévères à l’exportation ;
- des règles de sécurité très contraignantes ;
- un financement de la recherche et du développement essentiellement par l’Etat-client.
L’Etat est le seul client et de ce fait il est seul habilité pour définir les besoins opérationnels et les spécifications techniques et détermine la demande de produits de l’industrie. Celle-ci ne peut être prévue avec certitude puisqu’elle dépend de l’évolution des menaces qui influence l’évaluation des besoins et la planification budgétaire de l’économie de la défense. Dans ce contexte, chaque pays est tenu d’adopter une attitude vigilante vis-à-vis des menaces potentielles qui l’entourent et maintenir donc par le biais d’un effort militaire adéquat la capacité pour assurer sa défense et sa sécurité. Cette démarche passe nécessairement par une appréciation juste et justifiée des dangers découlant de son environnement présent ou futur et par l’affectation de moyens nécessaires, notamment en termes de dépenses militaires.
Les treize dernières années, consécutives plus particulièrement à la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union Soviétique, suivi par la guerre du golfe, ont entraîné des bouleversements politiques et des évolutions idéologiques considérables. La disparition d’un monde bipolaire amenuise la possibilité d’un affrontement mondial et force les opinions à s’orienter vers une nécessaire réorganisation de la majorité des forces armées dans le monde et à revoir par conséquence leur économie de la défense. Les premières concernées furent, sans aucun doute, les armées européennes en raison de leur ancienne posture défensive face au glacis soviétique qui perdit, de facto, toute raison d’être.
Parmi ces nouvelles évolutions nous distinguerons en premier lieu, le souci de réorganiser les forces armées dans le but de remplacer leur capacité numérique par une réduction des forces censée leur donner une capacité opérationnelle accrue, grâce à une plus grande mobilité et à l’emploi d’un armement plus sophistiqué. En second lieu, la mise en place d’une politique de défense définie en fonction de la menace perçue ou prévue.
Or la présentation d’une politique de sécurité et de défense doit faire référence obligatoirement à une menace, doit envisager les risques de renaissance de cette menace, justifiant ainsi la programmation militaire insérée dans une économie de défense plus large.
Cependant, le concept de menace n’est qu’un chaînon intermédiaire sur une chaîne de causes à effets, allant à rebours du dommage que l’on peut éviter à ses intérêts, au risque qui en est potentiellement porteur, en passant par l’agression et la menace. La politique choisie est censée être la réponse optimale à la menace perçue, eu égard aux vulnérabilités recensées. L’appel du président américain G.W. BUSH le 26 mars 2003 au Congrès pour consentir une enveloppe budgétaire de 08 milliards de dollars pour faire face à la menace terroriste sur les Etats-Unis s’insère parfaitement dans ce contexte.
Largement donc contrôlée par l’Etat, la politique militaire, de sécurité et de défense est un élément primordiale de toute politique de défense et l’un des instruments de sécurité. Elle est également un outil de politique générale de coopération et de développement. Elle participe par exemple à ce double titre, à l’effort d’insertion des forces armées dans les Etats rénovés, à la prise en compte par les acteurs régionaux de leur propre sécurité et au développement de partenariats militaires et de sécurité.
Elle est donc un vecteur d’influence sur la scène internationale ; elle permet le soutien des intérêts économiques nationaux et contribue à la politique de développement ; elle participe de surcroît à la consolidation de la sécurité intérieure des Etats.
Un autre facteur intervient également dans l’évolution des politiques et des budgets de la défense et qui concerne l’affirmation par certains pays de leur souveraineté ou simplement leur volonté de puissance.
A l’origine de ce mouvement, il existe des préoccupations essentiellement pour garantir la sécurité et l’indépendance nationale et pour cela se doter d’une économie de défense et consentir un effort militaire particulier pour disposer d’une industrie d’armement paraît comme une priorité nationale.
A cet égard, les exemples d’Israël et de l’Afrique de Sud, bien qu’ils soient extrêmes et surtout parce qu’ils sont extrêmes, sont révélateurs.
L’Etat hébreu a très tôt compris l’importance de disposer d’une autonomie et d’une autosuffisance en équipement militaires. Car tout en continuant à recourir en particulier aux Etats-Unis pour la fourniture de ses équipements militaires, les dirigeants israéliens décidèrent de se doter d’une industrie d’armement, pour élargir leur marge de manœuvre et disposer d’une plus grande liberté d’action dans leur choix de stratégie militaire. Aujourd’hui, le char MERKAVA et dernièrement le système de missile anti missile ARROW sont considérés comme parmi les meilleurs de leur génération.
L’Afrique du Sud, pour sa part, a mis sur pied de toutes pièces et en un petit nombre d’années son industrie d’armement dés 1977 suite à l’embargo onusien sur les ventes d’armes à ce pays, du temps de l’apartheid. Aujourd’hui, l’Afrique du Sud est capable de construire pratiquement tous les types d’armement.
Mais aussi, le Brésil et l’Inde disposent-ils d’une industrie importante capable de fabriquer tous les modèles d’armes conventionnelles voire nucléaires. Dans un autre groupe, l’Argentine, les deux Corées, l’Indonésie, l’Egypte entre autres, se sont spécialisés dans un petit nombre d’équipements militaires plus ou moins sophistiqués.
Ainsi donc, une économie de défense efficiente et dynamique est de nature à permettre à l’Etat qui en dispose la possibilité d’avoir une politique de défense largement autonome, à même de lui assurer sa propre sécurité nationale voire la latitude de préserver ses intérêt vitaux dans un cadre plus large, par le développement d’une coopération militaire ciblée.
Le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense contribuent de façon conjointe à la mise en œuvre de cet effort de coopération militaire. Ce dernier peut être élargi aux champs du dialogue stratégique et du soutien aux actions économiques de la défense.
Sur le terrain, ce sont les armées et les services du ministère de la défense qui jouent le rôle principal. Les personnels civils et militaires de la défense, qu’ils soient affectés à des missions diplomatiques au sein des ambassades, à des missions permanentes de coopération militaires, qu’ils soient experts techniques, officiers de liaison ou qu’ils effectuent des missions temporaires de formation ou d’évaluation, qu’ils soient affectés à des unités d’échange, qu’ils effectuent des exercices à l’extérieur ou des relâches dans des ports étrangers, tous à leurs différents échelons sont les acteurs au quotidiens de cet important effort. Aujourd’hui, la France par exemple déploie environ 1.500 personnes pour participer en permanence à l’étranger à la mise en œuvre de cette politique dont le budget approche 150 millions d’euros.
Il ne faut pas omettre le rôle efficace des services de renseignement qui relèvent généralement de la compétence des pouvoirs publics et dont le budget s’inscrit dans l’économie générale de la défense. L’efficience de ces services dépend évidemment des moyens mis à leur disposition pour la préservation des intérêts vitaux de l’Etat et de sa sécurité nationale. Les dépenses consenties par chaque pays dans ce domaine reflètent la place qu’il réserve à sa sécurité dans son système de défense globale. On est tenté encore une fois d’évoquer l’importance donnée par les Américains au secteur du renseignement pour la prévention de leurs intérêts et la neutralisation des menaces potentielles, nonobstant les limites et le dysfonctionnement qui restent envisageables et qui se sont vérifiés notamment à l’occasion des événements du 11 septembre 2001.
La coopération reste, à ce niveau aussi, primordiale entre les différents services de renseignement dans le cadre d’une action internationale. Aussi, les lois de programmation militaire intègrent-elles de plus en plus cette nouvelle donne dans les dépenses de défense pour une plus grande protection des intérêts et de la sécurité des Etats. La lutte contre le terrorisme international ne peut en effet aboutir à des résultats satisfaisants que par la promotion de la coopération entre les services internationaux spécialisés en renseignement et surtout par l’adoption d’une véritable politique de sécurité disposant des moyens en rapport avec les objectifs assignés.
En réalité donc, les enjeux sécuritaires et de défense qu’implique l’économie de la défense sont en lien direct avec les nouveaux rapports internationaux et donnent lieu à une coopération multiforme.
Toutefois, il n’est pas superflu de préciser que l’économie performante de la défense vise également à exercer ou à s’affranchir des contraintes diplomatiques que pourraient éventuellement faire peser ou subir un Etat en échange de la livraison d’armement ou des pièces de rechange.
LES ENJEUX DIPLOMATIQUES ET DE RELATIONS INTERNATIONALES
Si pour l’essentiel l’économie de la défense reste toujours un instrument au service de la diplomatie, cette thèse doit désormais être nuancée. La pression des complexes militaro-industriels est sans équivoque dans le sens d’une « économisation » du commerce des armes au détriment du facteur diplomatique.
En effet, la résistance à cette tendance est fonction de deux paramètres : l’un dépend du rôle joué par l’Etat sur la scène internationale, l’autre varie selon la législation en vigueur en matière d’exportation de matériels militaires.
La première loi pourrait donc s’énoncer ainsi : plus l’Etat joue un rôle important sur la scène internationale, plus le facteur diplomatique prend le pas sur le facteur économique.
De nos jours, comme il y a 20 ans, les exportations d’armement restent marquées par la situation internationale et par les enjeux internationaux qu’elle implique. Ainsi, les Etats-Unis n’interdisent pas les exportations d’engins de guerre en tant que tels, mais craignent surtout le transfert de technologies dans une zone de tension, le Proche-orient en particulier, qui pourrait se traduire par le déclenchement d’un conflit d’une intensité incontrôlée. C’est dans ce sens que l’Argentine s’est retrouvée soumise au début des années 1990 à de fortes pressions de la part des Etats-Unis qui désiraient voir les Argentins abandonner leur programme de développement du missile sol-sol Condor 2 en coopération avec l’Irak et l’Egypte ; ce missile pouvant sans doute porter des charges chimiques voire nucléaires.
L’absence de responsabilités importantes au niveau international se traduirait donc également par une absence de responsabilité des Etats dans leur politique de vente d’armes.
La deuxième loi a donc trait à la législation en matière d’exportations d’armements en vigueur dans chaque pays. De manière générale, c’est chez les pays occidentaux que l’on rencontre les législations les plus strictes sur ce sujet. Les restrictions portent sur l’opportunité de la vente d’armements en terme diplomatique. A cet égard, les Etats-Unis et l’Allemagne disposent de législations particulièrement restrictives bien que reposant sur des mécanismes totalement différents.
Aux Etats-Unis, c’est le pouvoir exécutif qui définit la politique en matière de ventes d’armes en accordant ou non les licences d’exportation. Mais le pouvoir législatif est associé à la procédure depuis 1974, dans le sens où tous les contrats d’un montant supérieur à 14 milliards de dollars et portant sur des armements majeurs sont soumis à l’approbation du Congrès. Si, avec ce mécanisme, 90 à 92 % des autorisations de transferts sont accordées par rapport aux demandes proposées, le Congrès a opposé son veto à 10 % de contrats majeurs. Le pays le plus touché par le veto des parlementaires américains est sans nul doute l’Arabie Saoudite qui s’est vu refusé ces dernière années la fourniture de certains armements majeurs que les congressistes justifient par le risque de créer un déséquilibre géostratégique dans le Proche-orient au détriment d’Israël.
En Allemagne, les parlementaires sont également associés au contrôle des exportations d’armements dans le sens où le Bundestag vote la loi définissant la politique en la matière. C’est sur ce point que réside la grande originalité de ce pays dans la mesure où le pouvoir législatif participe dès l’origine à la détermination de la politique étrangère allemande.
Or, la loi adoptée par le Bundestag est dans le même temps l’une des plus restrictives et des plus floues en matière d’exportation d’armements. Basée sur un critère uniquement diplomatique, elle interdit à l’exécutif d’autoriser les fournitures d’armements à des pays situés hors Alliance atlantique dans des zones de tension.
Interprétée de manière extensive, l’expression de « zones de tension» pourrait conduire l’Allemagne à s’abstenir de livrer des armes à l’étranger. Ce n’est certes pas le cas mais la lecture donnée a jusqu’alors empêché l’Allemagne de livrer des armes au Proche-orient, marché qui reste porteur malgré les difficultés économiques actuelles des pays de cette région. Cette question de l’interprétation du concept de « zones de tension» fait l’objet néanmoins d’une controverse au sein du gouvernement allemand qui risque de conduire à une redéfinition de cette notion dans le sens d’un assouplissement.
Pour comparaison, la France dispose d’une législation beaucoup plus permissive dans la mesure où le pouvoir législatif n’est pas directement associé à la prise de décision. Le contrôle parlementaire ne s’effectue que dans le cadre plus général de la politique étrangère du gouvernement, telle qu’elle est exposée par le Président de la République ou le ministre des Affaires étrangères.
Au delà de ces deux paramètres –responsabilité de l’Etat sur la scène internationale, législation en vigueur concernant les exportations d’armement- certains indices tendent à prouver que la saturation des marchés et les inquiétudes qui en résultent chez les industriels de l’armement entraînent un recul du facteur diplomatique dans l’économie de la défense et notamment dans les ventes d’armes.
En premier lieu, certains pays qui jusqu’alors définissaient une politique de défense à partir des critères de politique étrangère changent leur attitude. La Chine est à cet égard l’exemple le plus révélateur. Les ventes chinoises tous azimuts d’armement semblent être justifiées par des préoccupations purement économiques et non par le contexte international. En effet, cette démarche n’est plus sous-tendue par une quelconque logique diplomatique, mais bien par l’espoir de gains substantiels du commerce d’armement. Les résultats furent à la mesure des espérances : la Chine ayant exporté depuis la fin de la guerre froide plus d’armes que pendant les 25 précédentes années à l’ensemble du monde.
En second lieu, ont fleuri ces dernières années plusieurs affaires concernant des transferts d’armes illégaux, notamment en provenance des pays de l’ex Bloc de l’Est, en violation des législations sur les transferts d’armes. Ces livraisons ont été effectuées sans que le pays fournisseur ne les ait révélées, soit par ce qu’il ne le désirait pas pour des raisons diplomatiques, soit parce que ces fournitures ont été opérées à son insu. C’est en effet, le développement du marché noir qui est le plus souvent significatif, car il est initié par les sociétés fabriquant les armes, avec ou sans collusion au sein des gouvernements, et dans un but exclusivement commercial ; ou encore par des réseaux mafieux et terroristes.
On ne peut donc s’empêcher de penser que ce développement du marché noir n’est que la traduction de difficultés économiques éprouvées à l’heure actuelle par les industriels de l’armement. Difficultés d’autant plus grandes que l’Etat dont relève la société aura défini sa politique en matière d’exportations sur des critères diplomatiques draconiens.
Enfin, le dernier indice tendant à prouver que le facteur économique prend une part de plus en plus déterminante au détriment du facteur diplomatique dans les ventes d’armes est l’évolution constatée ces dernières années, au niveau du contenu des transactions.
En effet, il y a 15 ou 20 ans, les équipements militaires étaient payés pour partie à la commande et pour partie à la livraison, et ce sans contrepartie. Aujourd’hui, devant la concurrence effrénée que se livrent les fournisseurs pour conquérir des marchés, les pays acheteurs peuvent bénéficier de conditions de paiement beaucoup plus favorables. La pratique de « l’échange par contrepartie », terme générique donné aux transactions impliquant « le paiement en nature » ou le « troc », s’est développée sous des formes multiples et variées.
Ainsi, n’est-il pas rare de voir le pays acheteur payer ses armes par la livraison de matières premières, pétrole par exemple ou, au contraire, le pays fournisseur s’engager à acheter au pays acquéreur, la contrepartie pouvant atteindre 100 %.
Même si le commerce des armes reste avant tout régi par des préoccupations d’ordre diplomatique, il est permis de s’inquiéter de l’évolution actuelle où la stagnation du marché tend à générer des pratiques susceptibles d’engendrer des conflits sur la scène internationale. Si la tendance positive à la diminution des transferts d’armements devait se maintenir, il deviendrait urgent pour les Etats de réfléchir à la reconversion de leur industrie d’armement plutôt que d’essayer à tout prix d’obtenir des marchés pour leurs industriels.
Le développement du marché noir doit également être considéré comme un signal d’alarme. Les industriels ainsi que leurs gouvernements ont pris conscience des menaces que fait peser ce danger aussi bien en terme d’emploi dans les usines d’armement qu’en terme diplomatique avec les dysfonctionnements qu’il provoque.
Il est certain qu’une concurrence trop prolixe pousse les Etats à faire subir des entorses à leur ligne de conduite en matière de politique extérieure afin de venir en aide à leurs industriels.
Après la fin de la guerre froide (1989), le changement radical du contexte stratégique international impliquait naturellement, pour toutes les puissances, un réexamen profond de leur politique étrangère et donc de leur économie de défense.
Il n’est pas superflu enfin de préciser que la capacité d’un pays en développement à fabriquer ses propres armes, voire l’exporter, outre le prestige qu’elle apporte sur la scène internationale, permet de disposer d’une large indépendance vis-à-vis de l’étranger en matière de défense. Il permet surtout de consolider la position internationale de l’Etat et d’augmenter son influence sur les Etats-clients. Ce phénomène s’est vérifié notamment pour des Etats comme le Brésil ou encore l’Argentine qui sont, grâce à une économie de défense dynamique et pragmatique, capables de fabriquer pratiquement tous les types d’armes conventionnelles.
Ainsi donc, l’économie de défense permet à l’Etat une plus grande liberté d’action et un poids supplémentaire sur la scène internationale en l’affranchissant des éventuelles contraintes diplomatiques et en lui donnant la capacité de défendre ses intérêts vitaux et surtout de concrétiser dans les faits sa stratégie globale.
LES ENJEUX GEOPOLITIQUES ET GEOSTRATEGIQUES
L’économie de la défense implique des considérations stratégiques, dont les produits et les enjeux sont vitaux pour la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation.
LES ENJEUX GEOPOLITIQUES ET GEOSTRATEGIQUES |
En effet, à la suite des bouleversements géopolitiques de ces dernières années et de la crise économique ayant conduit à une amputation des budgets de défense de la part des nations, l’industrie de défense doit s’adapter à la contraction des marchés qui s’est brutalement accélérée.
L’analyse de l’évolution géopolitique et économique conduit à penser que cette tendance à la baisse va persister dans les années à venir. Il en découle une nécessité d’adaptation dont les difficultés et les enjeux sont tout particuliers. Il s’agit à la fois, malgré les ressources de plus en plus limitées, de conserver l’efficacité de l’outil de défense, instrument de la souveraineté nationale et de sauvegarder au mieux, le savoir-faire et les positions économiques et politiques acquis.
En principe, l’évolution des budgets de la défense est commandée par les données géostratégiques, mais le rythme du changement qui s’est produit dans l’environnement international a laissé la plupart des ministères de la défense sans véritable stratégie et avec une certaine nostalgie du temps de la guerre froide où il était possible de prévoir sans trop de risques d’erreur qui serait l’ennemi et où et comment le combattre. Les changements survenus dans le monde après la disparition du bloc de l’Est ont remis en cause les anciennes menaces et entraîné l’obsolescence des plans d’état-major conventionnels.
Il existe, c’est certain, de nouveaux dangers mais ils sont moins graves ou parfois insaisissables et se prêtent donc moins aisément aux solutions militaires classiques. En conséquence, la majorité des Etats se sont préparés à réduire les dépenses consacrées à la défense.
L’adaptation de cette sorte implique des coûts de transition : effectifs en excédent, reconversion des installations et surtout destruction des armements devenus inutiles, notamment la mise hors service d’un grand nombre d’armes nucléaires. Ainsi, le Royaume-Uni, par exemple, a décidé de détruire toutes ses armes nucléaires tactiques autres que la bombe WE188 non guidée qu’emportent les Tornados. Les Etats-Unis et la Russie se sont mis d’accord pour réduire, de 10.000 à moins de 3.500 chacun, le nombre de leurs de têtes nucléaires stratégiques et pour éliminer, avant la fin de 2003 tous les missiles intercontinentaux à têtes multiples : ICBM et MIRV .
La recherche du contrôle des moyens de la puissance a été et reste encore un moteur tout à fait efficace des conflits. En premier lieu, la volonté de contrôler les zones dites stratégiques n’a pas d’autre motif que celui de s’assurer richesses, matières premières, débouchés commerciaux et libre navigation. Les trois grands isthmes, toujours agités, sont le meilleur exemple de cette politique. Il en est de même des canaux, détroits, caps et mers plus ou moins fermées. Par ailleurs, des zones comme l’Angola, l’Afrique australe en général ou le Golfe persique seraient moins au centre de préoccupations internationales si elles n’étaient pas riches en ressources fondamentales.
La politique d’un Etat, disait-on, est dans sa géographie. Cela n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui : plus aucun lieu de la planète n’est à l’abri, l’ogive nucléaire pouvant à ce jour être transportée par un missile intercontinental dans toutes les parties du monde, sans même tenir compte désormais du relief, du climat ou encore des variations météorologiques.
En effet, la prolifération et le trafic forment un couple indissociable. "Non seulement le désordre est immense, (...) mais le monde, mû par une foi aveugle en la science, se laisse entraîner vers une accumulation incontrôlable de matières et de technologies meurtrières".
En fait, le désarmement nucléaire questionne les Etats-nations sur leur aptitude à répondre aux besoins de sécurité des peuples en termes non seulement d'intégrité territoriale mais aussi de développement et de préservation de l'environnement. La réduction des violences entre les Etats ne peut se faire qu'au travers de la définition d'une nouvelle légitimité supranationale.
Officiellement, seuls six pays possèdent l’arme nucléaire : les Etats-Unis, la Russie, la France, le Royaume-Uni, la Chine et l’Inde. L’Allemagne et le Japon, ayant un statut particulier depuis la fin du dernier conflit mondial sont tenus à l’écart du nucléaire militaire.
Pourtant ce « club » du nucléaire est moins fermé qu’il n’y paraît. Une trentaine d’Etats produisent aujourd’hui du plutonium, avec l’aide de réacteurs civils, mais la frontière est si ténue entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire que l’on peut passer technologiquement de l’un à l’autre relativement facilement…
Les grandes puissances ont toujours cherché à limiter l’élargissement du « club » nucléaire, afin d’éviter une dissémination des armes stratégiques, et de garder autant que faire se peut le contrôle sinon le monopole de l’armement stratégique mondial. Négocier, dans cette optique, un arrêt des essais nucléaires est parfaitement illusoire. Paradoxalement, c’est entre le 5 août 1963, date de la signature du traité sur l’interdiction des essais nucléaires, et la fin de la guerre froide, qu’il y a eu le plus d’essais nucléaires, soit 1.235 pour les seuls pays du « club ».
Mais l’accession à l’arme atomique se heurte aussi à des raisons économiques (le club des six est aussi celui des puissances économiques) car l’élaboration d’un programme nucléaire militaire nécessite de gros investissements et les pays en développement qui connaissent tous un endettement important ont d’autres priorités. Mais, paradoxalement, de plus en plus de pays souhaitent disposer à leur tour de l’atome. Celui-ci confère en effet à l’Etat qui le maîtrise une puissance militaire certaine.
Des pays comme Israël, l’Afrique du Sud et le Pakistan disposent déjà selon toutes les estimations d’armes nucléaires. D’autres Etats sont également capables de fabriquer l’arme atomique dans un laps de temps plus au moins court. Le Mexique, le Brésil, en dépit d’une capacité technique et scientifique à développer l’armement nucléaire, leur faiblesse économique demeure un frein à un programme d’investissements lourds tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la réalisation et de la production.
Les grandes étapes franchies en vue du contrôle, de la limitation puis de la réduction des armements nucléaires sont essentielles et doivent se poursuivre, mais elles surviennent dans un le changement radical du contexte stratégique et politique différent exige, en réalité, de redéfinir des objectifs nouveaux .
Ce double abandon de l'armement nucléaire tactique a évidemment pour chaque Etat doté d'armement nucléaire une signification stratégique de grande portée. Pour les Etats-Unis d'abord, c'est un changement majeur de leur stratégie, fondée depuis des décennies sur le concept de "riposte graduée" - impliquant l'emploi d'armes nucléaires tactiques sur le champ de bataille en vue de mener et de gagner une "guerre nucléaire" là, du moins, où la victoire ne peut être remportée par le seul emploi des forces conventionnelles. Cette doctrine, quelle qu'ait été son évolution au long des vingt dernières années, inspirait encore, en principe, les scénarios de conflit prévus par l'OTAN (Organisation du Traité de l'Atlantique Nord): elle est désormais abandonnée.
Outre les facteurs techniques et militaires qui devaient y conduire de toute façon, la raison principale en est évidemment le changement fondamental intervenu dans le statut politique et stratégique de l'Europe centrale et orientale. C'est peu dire que le commandement américain ne peut plus identifier d'objectifs à détruire, à coups d'armes nucléaires tactiques, sur les territoires de pays de l’ex bloc communiste: ces Etats sont aujourd'hui considérés par les Etats-Unis comme des partenaires à protéger ou éventuellement à défendre.
Il s'y ajoute, de la part des responsables américains, une certaine analyse de l'équilibre, ou plutôt de la rupture d'équilibre, entre les forces conventionnelles du camp occidental et celles de l'ancienne Union soviétique. De même que la supériorité supposée de celle-ci devait être compensée, suivant les principes de la stratégie de "riposte graduée", par l'emploi éventuel d'armes nucléaires tactiques, de même l'abandon de celles-ci, correspond-il à une phase nouvelle des relations stratégiques internationales où la supériorité conventionnelle soviétique aurait disparu. C'est que l'on commence seulement à entrevoir les conséquences stratégiques de la désagrégation de l'ancienne Union soviétique: la plus importante n'est autre que la désagrégation consommée de l'armée soviétique elle-même.
Malgré les essais nucléaires opérés par l'Inde, puis par le Pakistan, la prolifération nucléaire restera limitée dans les années à venir. En revanche, les Etats, notamment dans les zones de conflit, sont tentés de développer d'autres formes d'armes de destruction massive, chimique et surtout bactériologique, moins onéreuses et facilement dissimulables. Les traités internationaux qui concernent ces deux types d'armement ne prévoient pas de mesures suffisantes de contrôle et mériteraient d'importantes modifications et une implication, non seulement des Etats, mais aussi des organisations non gouvernementales. Pourtant, malgré la mobilisation américaine contre les "Etats parias", comme la Corée du Nord, c'est surtout la menace du "bioterrorisme" qui est inquiétante pour l'avenir.
La perspective d'un attentat "bioterroriste" est beaucoup plus crédible et inquiétante, en vérité, que celle d'un bombardement chimique contre les Etats-Unis et leurs alliés, ou leurs forces armées. La raison en tient à la différence entre ces deux catégories d'armes de destruction massive que sont les armes chimiques et les armes biologiques: les premières ont une action, incapacitante ou mortelle, immédiate ou, du moins, beaucoup plus rapide que celle des secondes, ce qui les rend plus efficaces sur un champ de bataille. Leur fabrication et leur utilisation en quantités massivement destructrices supposent un minimum de moyens de pointe, plus à la portée d'une armée que de simples groupes terroristes. En retour, les armées peuvent se prémunir contre l'arme chimique au moyen de masques, combinaisons, médication préventive et antidotes.
La dissémination des substances biologiques ne nécessite ni moyens modernes ni trésors d'ingéniosité. Agissant par inhalation ou ingestion, elles peuvent être facilement vaporisées par engin volant au-dessus d'une grande surface ou par atomiseur dans un espace couvert. L'arme biologique est donc, elle aussi, une arme invisible ou "furtive" au plus haut point. Elle peut d'ailleurs être transportée sans être détectée, y compris à travers les frontières, soit en doses initiales, à cultiver jusqu'à l'obtention de la quantité désirée, soit en quantités déjà suffisantes pour perpétrer une hécatombe.
Le problème que pose l'interdiction des armes biologiques est bien illustré par la dernière crise avec l'Irak (signataire de la convention): la facilité de production de ces armes est telle qu'une inspection internationale aussi efficace que celle qui s'assure de la non-prolifération des armes nucléaires auprès des signataires du Traité de non-prolifération (TNP) est strictement impossible.
Il faudrait pouvoir visiter régulièrement non seulement les installations militaires de chaque pays, mais aussi l'ensemble de ses usines chimiques, pharmaceutiques et alimentaires, ainsi que les moindres recoins des "sites présidentiels" et autres bâtiments gouvernementaux - soit une Unscom pour chaque pays signataire de la convention! Et encore, cela n'empêcherait pas la fabrication d'agents biologiques dans des locaux "banalisés", impossibles à détecter autrement que par les méthodes de l'espionnage traditionnel. Sans compter le fait que certains produits sont facilement convertibles d'un usage civil à un usage militaire.
Le débat stratégique aux Etats-Unis, entamé dès la fin de la guerre froide et placé sous le signe de la "révolution dans les affaires militaires", marque un tournant majeur des théories américaines sur les conflits futurs". Cette évolution trouve son origine dans la recherche de concepts opérationnels dérivés des nouvelles technologies. Ceux-ci concernent notamment "l’acquisition" des objectifs, la précision à très grande distance, l'information permanente sur les forces en présence et les cibles éventuelles. Le concept central qui a fini par prévaloir est celui de "contrôle stratégique".
Il s'agit de créer les conditions nécessaires non pour occuper un territoire, mais pour examiner la situation de l'adversaire, réduire sa puissance par la destruction de ses capacités militaires, industrielles et politiques, voire l'annihiler, obtenir ainsi son recul ou sa capitulation.
Cette stratégie se fonde sur la supériorité absolue acquise par les Etats-Unis dans tous les domaines de la défense. Ses partisans en déduisent que l'intérêt américain consiste à se détourner des idées de dissuasion mutuelle et de parité nucléaire propres à la période de la guerre froide. A leur avis, il faut aller aussi loin que possible dans la réduction des arsenaux nucléaires, voire offrir à la Russie de partager avec elle les capacités de défense antimissile dont les Etats-Unis veulent se doter. Car la Russie ne pourrait pas, disent-ils, attaquer les Etats-Unis, par crainte d'une riposte de même nature. Mais les Etats-Unis n'ont pas non plus intérêt à la frapper avec leurs moyens nucléaires qui, ajoutent-ils, pourraient être restreints, ne serait-ce qu'en raison de la moindre superficie de la Russie et de la disparition des cibles visées, naguère, dans les zones industrielles de Biélorussie et d'Ukraine et dans les régions pétrolières du Caucase.
Les orientations principales de l'effort militaire américain pourraient être ainsi révisées et la priorité donnée à la puissance aérospatiale - dont on a vu qu'elle est l'instrument essentiel du "contrôle stratégique". Du même coup, les partisans du NMD y voient un argument supplémentaire et capital pour défendre le sol américain au moyen d'un système antimissile qui en garantisse l'invulnérabilité. Certes, celui-ci peut se répartir sur mer, à bord de navires de surface ou de sous-marins lance-missiles, ou encore sur des bases aériennes ailleurs dans le monde, mais il ne s'agit là que de relais: la profondeur stratégique nécessaire à cette puissance aérospatiale n'existe, disent-ils, qu'aux Etats-Unis mêmes.
Le "contrôle stratégique" s'applique, en principe, à tous les types de conflit. Il doit simplement tenir compte des situations locales et régionales, de la nature de l'adversaire, c'est-à-dire de la superficie du pays, de sa population, de ses ressources, mais plus encore de la nature de son régime et des moyens indispensables pour renverser celui-ci, le neutraliser ou l'isoler. C'est ce contexte qui a été mis en oeuvre durant les guerres du Golfe, de Bosnie et du Kosovo, avec les résultats espérés.